jeudi 6 mars 2014

40. La très mauvaise métaphore des « héritiers »

Quelques réflexions sur le caractère mystificateur de la métaphore de « l’héritage »



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Pierre Bourdieu a, le premier ou non, utilisé la métaphore des « héritiers », et en la plaçant très en vue comme titre d’un de ces livres, lui a donné une grande popularité, au moins chez les membres de l’élite intellectuelle, les « héritiers » eux-mêmes.

Il semble que ses épigones médiatiques se soient emparé de cette métaphore sans comprendre que ce n’est qu’une métaphore, en lui accordant une valeur réelle, de sorte que (comme c’est le cas dans le texte de David Belliard, dit David Salegueule on peut en l’utilisant se retrouver à la limite de l’infamie. Mais, même comme métaphore, son adéquation avec la réalité n’est pas très bonne.

Qu’est-ce qu’« hériter » au sens propre ? 
Il s’agit d’un acte administratif transférant une propriété d’une personne (décédée) à une autre. L’héritier réel n’a presque rien à faire, le processus lui est extérieur. Dans le cas le plus radical (peu fréquent), il reçoit d’un notaire une lettre l’informant qu’un lointain parent lui lègue telle somme, ci-joint, tous droits acquittés, un chèque sur telle banque (il faut tout de même qu’il aille encaisser le chèque…).

Fondamentalement, il n’existe pas d’ « héritage » en matière de culture : l’acquisition d’une culture est un processus qui suppose une forme ou une autre de travail.

Si on prend le mot « héritage » dans un sens métaphorique, j’admets qu’on peut « hériter » de ses parents :
1) un certain nombre de traits physiques (transmis génétiquement)
2) un certain nombre de façons de se comporter (transmises par fréquentation)
3) une partie importante du langage (idem).

La question est moins claire pour ce qu’on appelle « l’intelligence ». Si on considère que « l’intelligence » est la capacité à établir des liens entre des éléments apparemment disjoints (par exemple, le fait que, d’un certain point de vue, une pomme qui tombe d’un pommier, c’est la même chose que la Lune qui tourne autour de la Terre), on peut supposer qu’elle a un lien fort avec l’acquisition du langage, donc qu’elle est en partie « héritée » (a priori, il n’y a pas lieu de supposer que « l’intelligence » est transmise génétiquement). Mais une part de l’intelligence repose aussi sur un travail intérieur personnel, lié aux connaissances que l’on acquiert.

En revanche, il n’y a aucun « héritage » en ce qui concerne les connaissances, ou « la culture ». C’est évident pour tout le monde dans le cas où on a un père remarquable cuisinier et une mère excellente bricoleuse : personne n’imagine que l’enfant « hérite » des ces expertises parentales.
En revanche, beaucoup de gens font semblant de croire que la culture fait partie de l’héritage. Cela apparaît de façon grotesque lorsqu’un journaliste voulant tirer à la ligne dénonce le fait que dans telles et telles familles, on trouve des étagères bourrées de livres, ce qui constituerait une atteinte fondamentale à l’égalité entre les êtres humains. Il ignore ou fait semblant d’ignorer que l’essentiel n’est pas de détenir les livres, mais de les lire, et que ce ne sont pas les parents qui peuvent le faire pour leurs enfants, sauf quand ceux-ci ne savent pas lire.

Une grave interrogation est ici nécessaire : est-ce que lire des histoires de Winnie l’Ourson à son enfant en bas âge ne devrait pas être considéré comme un élément de « stratégie familiale » visant à l’excellence scolaire ? Cette activité ne devrait-elle pas être interdite pour rétablir l’égalité ? Ne faudrait-il pas, pour rétablir l’égalité, limiter le nombre de mots que les parents ont le droit apprendre à leur enfant en bas âge en fonction de quotas établis par un service de police dont les membres seraient dotés de matraques et dont la direction serait confiée à Patrick Fauconnier.

Il est clair qu’il est plus facile d’acquérir une culture littéraire, historique, politique, etc. s’il y a beaucoup de livres à la maison, et si de surcroît on a des parents qui pratiquent la lecture, etc. De même que beaucoup de musiciens viennent de familles fortement orientées vers la musique ; mais on en trouve aussi quelques uns venant de familles pas orientées vers la musique. Personne n’a l’idée de dénoncer les premiers (Bach, Mozart, etc.) comme des « héritiers » (sans doute parce que la musique, ce n’est pas important) ; le même comportement devrait s’imposer, au moins en vertu du principe de précaution (contre la profération de sottises) en ce qui concerne les autres aspects de la culture.

Curieusement, les journalistes de la reproduction sont obsédés par les aspects marginaux de l’acquisition culturelle : ils voient la différence essentielle dans la fréquentation des salles de concerts et de théâtre, les visites de musées. Outre que ces activités peuvent avoir un aspect barbant ou crevant, je pense qu’ils omettent l’essentiel : la culture (autre que les pratiques manuelles) s’acquiert en lisant. Les livres n’apparaissent dans leurs écrits que, comme je l’ai dit, pour être dénoncés quand il y en a trop chez certains ; mais on n’incite jamais, dans un article sur les problèmes de l’école, à lire (c’est réservé à la rubrique « Livres »), alors que les livres sont manifestement le moyen le moins coûteux (voire gratuit, dans les bibliothèques municipales et les CDI des établissements scolaires) d’acquérir une culture et donc, pour un enfant de milieux défavorisés, de combler une partie de l’écart avec les « héritiers ».

Mais ce n’est pas la seule contradiction des « reproducteurs ». 
Une autre, importante, est de dénoncer, de façon infondée, « l’héritage » quand il s’agit de culture, alors même que leurs publications (je pense en particulier au Nouvel Observateur) soutiennent dans leur partie « Economie » tout ce qui va dans le sens de la baisse des impôts, notamment ceux sur l’héritage (réel). « Le travail de toute une vie… »

Et d’une façon plus générale, de lécher servilement le cul aux classes dirigeantes quand il s’agit d’économie, tout en les « dénonçant » frénétiquement quand il s’agit d’école.


En conclusion :
*la métaphore de « l’héritage » s’applique en partie en ce qui concerne l’acquisition du langage, élément très important en matière d’école ;
*elle ne s’applique pas en ce qui concerne l’acquisition des connaissances ;
*l’acquisition de connaissances n’est pas un « héritage », mais est facilitée par les conditions socio-culturelles d’existence de la famille.

Le problème qui se pose est alors : relativement à cette situation, que peut faire et que doit faire la société en général, l’école en particulier ? Mais aussi : que peuvent faire, que devraient faire et que font les intéressés ?

Cette façon de poser les problèmes permet d’éviter l’hystérisation que l’on rencontre dans certains cas, dans des articles comme ceux de Radier, où j’ai parfois senti une sorte d’aspiration bolchévisante ou maoïsante à la table rase culturelle.


























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