mardi 4 mars 2014

39. Sur la reproduction, en hommage à David Salegueule

Quelques réflexions sur la « reproduction », en relation avec une tribune de David Belliard, alias David Salegueule



Le blog de Jacques Goliot : un blog sur toutes sortes de sujets…








Ce texte a été écrit suite à la publication dans Libération (le 3 mars 2014) d’une tribune intitulée « Pour en finir vraiment avec Eddy Bellegueule », de « David Belliard, journaliste », attaque lamentablement prétentieuse et autosatisfaite contre le livre si astucieusement évoqué (manifestement, ce quidam ne sait pas écrire). Ce n'est pas avec ça que Libération va remonter la pente...


Comme le montre cette tribune (mais aussi les articles de Radier, Soulé et tutte quante), le discours médiatique sur les questions scolaires fait un usage courant du terme ou de la notion de « reproduction » ; malheureusement, cet usage est, d’un point de vue épistémologique et d’un point de vue politique, erroné, voire inepte, parfois proche de l’ignominie.

Quand on parle de la reproduction, on désigne un phénomène réel : le fait que les enfants des couches supérieures de la société réussissent mieux à l’école que ceux des couches inférieures, phénomène dont je ne conteste pas l’existence et qu’il est souhaitable de réduire.

L’erreur épistémologique des journalistes (car eux aussi font de l’épistémologie, « sans le savoir ») consiste à prendre ce qui est un terme descriptif, un concept, pour une cause réelle : « si les enfants défavorisés réussissent moins bien, c’est à cause de la reproduction ». Leur erreur politique est de considérer ce qui est essentiellement une inégalité sociale comme une « inégalité scolaire » (mais, apparemment, on est autorisé avec insistance par l’OCDE à dénoncer les inégalités scolaires, tandis qu’il est de mauvais goût dans le monde actuel de dénoncer les inégalités sociales, qui sont en réalité un facteur de croissance et d’opportunités illimitées, surtout pour les pauvres).

L’énoncé « si les enfants défavorisés réussissent moins bien, c’est à cause de la reproduction » ne semble pas, à première vue, particulièrement pendable ; sa nuisibilité apparaît quand on comprend qu’il est le fondement de raisonnements plus ou moins explicites, dont je donnerai quelques exemples (deux d’entre eux sont présents dans la tribune de Belliard) :

1) grâce à la reproduction, les couches supérieures exercent un contrôle sur l’accès aux formations prestigieuses, elles « se réservent » les places en série S, elles « accaparent » les places dans les classes préparatoires, elles « excluent » leurs compétiteurs issus de la « diversité » ;

2) à cause de la reproduction, il n’existe pas de mérite scolaire, puisque la réussite est fondamentalement liée au milieu familial  ;

3) les enfants des milieux défavorisés qui réussissent sont des « alibis », ils servent de justification au maintien d’un système fondamentalement inégalitaire.

Cette dernière assertion est particulièrement ignoble et montre que certains tenants de la théorie de la reproduction, s’ils croient ce qu’ils disent (en fait, ils savent très bien que ce n’est pas vrai au sens strict ; il s’agit de polémique cynique), n’ont que mépris pour les couches défavorisées qu’ils prétendent défendre.
Les tenants de la théorie réaliste de la reproduction sont très ennuyés par la réussite d’enfants de milieux moins favorisés, qui ont en quelque sorte l’impudence de ne pas se conformer à la théorie qu'ils ont pompée à Pierre Bourdieu sans y comprendre grand-chose. D’où l’utilisation de dénominations visant à discréditer ces anomalies : alibis, naïfs, traîtres à leur classe d’origine, pas significatif statistiquement…
Il faut remarquer que ce discours est totalement déconnecté de la réalité sociologique, puisqu’il se déploie (comme on dit) dans des publications (Libération, Le Nouvel Observateur, etc.) dont les lecteurs appartiennent aux milieux socialement et scolairement favorisés et qu’ils sont énoncés par des journalistes dont on peut a priori supposer qu’ils viennent des mêmes milieux ! 

La deuxième assertion est soutenue non seulement par des journalistes, mais aussi par des sociologues médiatiques (Marie Duru-Bellat, notamment), ce qui est un peu surprenant. Si on la prenait au pied de la lettre, on pourrait se demander de quel droit de tels sociologues occupent des chaires universitaires puisque leur idéologie exclut qu'ils aient un quelconque mérite : auraient-ils simplement eu de la chance ? Auraient-ils été mieux pistonnés ? Auraient-ils plus bidonné leur thèse ? 
Je ne le crois absolument pas ! Le caractère diffamatoire de ces suppositions ne prouve qu’une chose : le mérite existe, au moins dans une certaine mesure. Je suis persuadé qu’ils ont écrit de bonnes thèses et qu’ils ont concouru dans des conditions parfaitement éthiques. Malheureusement, ils se laissent aller dès qu’un micro leur est tendu.

Quant à la première assertion, elle est aussi très faible, pour deux raisons :
1) les catégories sociales qui réussissent le mieux à l’école ne sont pas les couches les plus riches et les plus puissantes, mais les couches aisées dotées d’un bon niveau d’éducation et dont la réussite sociale (celle des parents) est fondée sur la réussite scolaire (professeurs, ingénieurs, médecins, avocats, etc.) ;
2) les couches les plus riches et les plus puissantes ne sont pas « privilégiées » par le système scolaire existant, qui oblige leurs rejetons à fournir de gros efforts. En fait ces rejetons sont pris entre deux données contradictoires : un haut niveau de vie, qui incite à l’oisiveté ; le souci, pas la nécessité, de réussir à l’école, qui oblige à travailler.
De fait, si on ne peut pas dire qu’ils échouent à l’école (c'est l'avantage d'avoir de l'argent : une assurance contre l'échec scolaire total ; au pire, ils font une capacité en droit, si cela existe encore, ou une école de commerce très très privée, ou un pensionnat à 30 000 balles l'année en Suisse), ils ne fournissent pas les gros bataillons de la réussite académique . Le système scolaire français (dans son secteur le plus élevé) est mieux représenté par Antoine Compagnon (fils d’officier) que par Bernard Henry Lévy (fils d’un négociant assez important). On pourrait dire que BHL a eu un très grand mérite à entrer à l’ENS malgré ses handicaps de départ (richesse, etc.). C’est une plaisanterie, bien sûr.
Il en résulte que la reproduction scolaire n’est pas la même chose que la reproduction sociale ; BHL est réellement un « héritier » : il a hérité d’une certaine richesse familiale, qui a peu à voir avec sa réussite scolaire. Un élève de l’ENS, fils de professeur du secondaire, qui réussit (comme lui) l’agrégation peut espérer devenir professeur d’université ; ils ne sera pas vraiment riche de ce fait (mais ne sera certes pas à plaindre). S’il est ambitieux, ils peut entrer à l’ENA et accéder à un niveau un peu plus élevé de richesse et de pouvoir (ce n’est cependant pas très courant pour ce type d'élève : entrer à l’ENA (ou dans une école de commerce), c’est entrer dans le monde de l'aculture (le monde sans culture), ce qui est contradictoire avec la valorisation de la culture qui caractérise les candidats à l’ENS).
Cette distorsion est plus ou moins bien vécue par les journalistes de la reproduction : chez une Radier, qui officie au Nouvel Observateur, cela prend la forme d'une détestation pathologique envers « les cadres et les profs » (les lecteurs même de son journal).

Bref : le concept de « reproduction » ne doit pas être utilisé à tort et à travers, ou pour laisser croire qu’on est un grand connaisseur de l’œuvre de Pierre Bourdieu. On n’a rien dit sur la réalité quand on a dit « reproduction », rien de plus que « la réussite scolaire est inégalement répartie selon l’origine sociale ». Ce n’est pas une explication, et même du point de vue descriptif, c’est insuffisant.
Il faut donc essayer d’analyser les processus réels qui font que ces phénomènes réels ont lieu.

A venir
*La métaphore des « héritiers » : une très mauvaise métaphore
*Essai d'analyse des processus réels qui font que des phénomènes réels ont lieu


Note : 
Mon profil socio-culturel : professeur de l'enseignement secondaire, fils d'instituteur et institutrice (fils de tout petits paysans et fille de cheminot, manoeuvre aux chemins fer de l'Ouest). 
En clair : héritier sans mérite... de boursiers méritants.
Profil scolaire : études secondaires au lycée de Nantes (1961-1968), bachelier A à 17 ans, licencié en histoire à 20 ans, professeur certifié en 1988... 
Des études secondaires plutôt bonnes, des études supérieures médiocres.
Je me permets de donner ces indications parce que je trouve peu supportable de la part des Soulé et Radier (et tutte quante) de s'autoriser à parler du système scolaire sans jamais évoquer leur propre parcours. 




Mise à jour : 7 mars 2014



























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